Préambule: Aux frontières invisibles
Le cyberespace était autrefois perçu comme la dernière utopie — un territoire sans frontières, libéré des contraintes physiques et des dynamiques de pouvoir traditionnelles. Un monde où l'information circulerait librement, où les identités nationales s'effaceraient derrière une conscience collective mondiale. Et pourtant, comme les explorateurs cartographiant des terres inconnues, nous découvrons aujourd'hui que cet espace supposément immatériel est traversé par des lignes géopolitiques bien tangibles.
L'émergence de projets et infrastrucutres numériques telles que ceux compris dans le projet de la Nouvelle Route de la Soie chinoise met en lumièere les forces sociopolitiques qui modèle de notre ère numérique. Quels sont les enjeux derrière ces infrastructures invisibles qui façonnent notre réalité quotidienne?
Introduction
Selon Mackinder, la géopolitique étudie l'influence des caractéristiques géographiques sur la politique internationale (Fallon, 2013). Il souligne particulièrement l'importance du territoire, des ressources et de la puissance étatique. Bien que la géopolitique ait longtemps été délaissée, on affirme aujourd'hui que nous assistons à une résurgence de cette discipline en réaction à la mondialisation (Riordan, 2018, p. 5). À première vue, le cyberespace étant un espace virtuel sans frontières, la géopolitique classique semble peu utile pour l'analyser et y naviguer (Riordan, 2018, p. 9).
En effet, le cyberespace était initialement considéré comme un espace déterritorialisé, abolissant toute notion de distance (Douzet, 2014, p. 4), traversant les frontières politiques du monde physique, diminuant l'influence des gouvernements, et où "la société civile parlerait directement à la société civile" (Riordan, 2018, p. 2). Cette vision idéaliste d'un cyberespace libre et neutre a doté l'internet d'une structure de gouvernance unique, pilotée par une petite communauté de techniciens (Riordan, 2018, p. 20) — une sorte d'utopie technocratique qui semblait défier l'analyse géopolitique classique.
Mais comme toute utopie, cette vision s'est heurtée à la réalité complexe des relations internationales. Le cyberespace n'est pas cette entité éthérée et déconnectée que nous imaginions. Il est profondément ancré dans des infrastructures physiques, bâties sur des territoires concrets, soumises à des juridictions nationales. Alors que l'internet fait référence à ces infrastructures physiques, le cyberespace désigne "à la fois l'Internet et l'«espace» intangible qu'il génère" (Douzet, 2014, p. 4–6; Riordan, 2018, p. 15) — une dualité qui en fait un objet d'étude particulièrement complexe.
"Le cyberespace n'est pas un espace totalement déterritorialisé, mais un espace où les notions traditionnelles de territoire, de frontière et de souveraineté sont redéfinies, complexifiées et parfois brouillées." - Frédérick Douzet
De plus en plus de pays considèrent désormais le cyberespace comme un "nouveau domaine militaire", un territoire d'intérêt national, au même titre que la terre, la mer, l'air et l'espace (Douzet, 2014, pp. 8, 11). Cependant, contrairement à ces derniers, le cyberespace n'est pas un environnement naturel mais plutôt un espace artificiellement construit (Douzet, 2014, p. 6) — malléable, façonné par des choix technologiques qui reflètent des valeurs et des intérêts politiques.
À mesure que la Chine s'affirme comme puissance régionale dans le monde physique, son influence dans le cyberespace grandit également (Riordan, 2018, p. 19). La Route de la Soie Numérique (RSN) est le nom donné aux projets d'infrastructure numérique et de télécommunications menés par la République Populaire de Chine dans le cadre de son Initiative Ceinture et Route (Hemmings, 2020, p. 13). Ce projet ambitieux soulève une question fondamentale: sommes-nous témoins d'un simple développement technologique ou d'une reconfiguration profonde des rapports de force mondiaux?
L'émergence du cyberespace a soulevé deux préoccupations majeures dans les relations internationales: la cybersécurité et les questions de gouvernance d'internet (Riordan, 2018, p. 34). En se concentrant sur ces dernières, cet article cherche à décrypter si la Route de la Soie Numérique de la Chine peut être interprétée comme une manifestation du retour de concepts géopolitiques classiques dans un domaine supposément post-géographique. Dans les pages suivantes, nous explorerons ce paradoxe en examinant d'abord la dimension matérielle souvent négligée du cyberespace, puis en analysant comment les données peuvent être considérées comme une ressource stratégique. Nous évaluerons ensuite le rôle croissant des États dans ce domaine, avant de nuancer notre analyse en reconnaissant les limites d'une lecture purement géopolitique de ces phénomènes complexes.
I. La géographie tangible de l'immatériel: infrastructures du cyberespace
L'infrastructure physique sous-jacente à Internet ainsi que les structures de réseau virtuelles constituent ce que l'on pourrait appeler le "territoire" du cyberespace (Riordan, 2018, p. 80). Cette dimension matérielle, souvent invisible pour l'utilisateur ordinaire, est pourtant fondamentale. La transmission du monde virtuel aux utilisateurs d'internet repose sur un assemblage complexe de structures physiques et virtuelles (Hemmings, 2020, p. 9) — câbles sous-marins, centres de données, satellites, routeurs — autant d'éléments tangibles qui déterminent les flux d'information.
La création d'internet a coïncidé avec une période d'hégémonie américaine et, par conséquent, la majorité de ces infrastructures est historiquement située sur le territoire américain ou contrôlée par des entités américaines. C'est dans ce contexte que la Route de la Soie Numérique de la Chine prend une dimension particulièrement intéressante: elle vise à construire non pas simplement des infrastructures alternatives, mais un écosystème numérique parallèle.
Les infrastructures au sein de la RSN prennent des formes diverses et complémentaires. Huawei Marine Networks a posé 59 488 kilomètres de câbles sous-marins à fibre optique traversant les régions de l'Indo-Pacifique, du Pacifique Sud et de l'Atlantique (Hemmings, 2020, p. 10) — créant littéralement de nouvelles routes pour les données. Le Système de Navigation par Satellite BeiDou, avec ses 33 satellites lancés en juin 2020, offre une alternative au GPS américain, et est déjà utilisé par plus de 30 pays partenaires de l'Initiative Ceinture et Route. Parmi les "ensembles" technologiques promus par la RSN figurent également les "villes intelligentes" (Hemmings, 2020, p. 7), concept qui englobe un éventail de technologies allant des "caméras de surveillance et systèmes de reconnaissance faciale aux [...] plateformes d'analyse en temps réel" (Crowther, Perera et Fonseca, 2022, p. 116).
Cette géographie physique du cyberespace ne se contente pas de façonner les flux d'information; elle véhicule implicitement des normes et valeurs. Hemming (2020, p. 9) soutient que les investissements chinois dans les infrastructures de communication s'inscrivent dans une stratégie plus large visant à diffuser "non seulement ses entreprises technologiques, produits et normes, mais aussi son modèle de développement, de gouvernance et un système commercial centré sur la Chine". Cette observation fait écho à l'argument de contiguïté de Mackinder selon lequel l'influence peut se propager à travers l'espace (Kearns, 2013, p. 918).
Les technologies ne sont jamais neutres; elles incarnent des valeurs et des visions du monde. Les infrastructures et standards technologiques chinois sont conçus selon des principes qui peuvent différer des normes occidentales (Hemmings, 2020, p. 10). À mesure que davantage de pays adoptent ces technologies, un effet de réseau se crée: les pays voisins et partenaires commerciaux sont incités à adopter les mêmes standards, contribuant à l'établissement progressif de nouvelles normes globales. Ce phénomène rappelle étrangement les dynamiques d'expansion territoriale classiques, transposées dans le domaine numérique.
II. Les données comme nouvelle ressource stratégique
Si le contrôle des ressources naturelles a historiquement influencé les relations internationales (Kearns, 2013, p. 918), la capacité à contrôler, accéder et analyser les données constitue aujourd'hui un avantage stratégique comparable pour les États (Douzet, 2014, p. 7). Cette analogie entre données et ressources naturelles n'est pas anodine: comme le pétrole ou les minéraux rares, les données représentent une richesse qui peut être extraite, raffinée et exploitée.
Un fait remarquable illustre cette nouvelle géopolitique des données: environ 80% du trafic internet mondial passe par des infrastructures situées aux États-Unis, conférant à ce pays un contrôle significatif sur les flux d'information globaux. Les révélations d'Edward Snowden en 2013 ont mis en lumière l'ampleur de cette capacité de surveillance (Riordan, 2018, pp. 17-18), provoquant une prise de conscience mondiale sur les implications de cette centralisation.
Les projets d'infrastructure de la Route de la Soie Numérique séduisent particulièrement les pays désireux de réduire leur dépendance vis-à-vis des infrastructures américaines. Mais cette alternative n'est pas sans créer de nouvelles dépendances: ces infrastructures permettront potentiellement à la Chine "d'accéder, d'analyser et d'exploiter en temps réel les grands ensembles de données des pays bénéficiaires" (Hemmings, 2020, p. 6). Ce paradoxe souligne la complexité des choix auxquels font face les nations en développement dans l'écosystème numérique mondial.
Les données sont devenues une ressource essentielle dans presque tous les domaines, des affaires à la politique en passant par la sécurité nationale. Pour la Chine comme pour toute puissance moderne, leur contrôle et leur analyse offrent des avantages considérables, notamment la possibilité de dominer des marchés stratégiques (Hemmings, 2020, p. 15). L'architecture même d'internet favorise cette concentration du pouvoir: loin d'être un réseau uniformément distribué, internet ressemble davantage à "une gigantesque toile où certains nœuds concentrent un nombre disproportionné de connexions" (Riordan, 2018, p. 18).
Cette topologie particulière crée des points de contrôle stratégiques qui pourraient théoriquement être exploités pour exercer une influence ciblée: ralentissement sélectif du trafic, filtrage d'informations, ou collecte de données sensibles. Ces capacités offrent de nouveaux leviers d'influence qui complètent les outils traditionnels de la géopolitique (Hemmings, 2020, pp. 6-17). La donnée devient ainsi non seulement une ressource à exploiter, mais un terrain d'influence à cultiver.
III. La résurgence de l'État dans un espace supposément sans frontières
L'un des phénomènes les plus frappants de notre époque est le retour en force des États dans le cyberespace, domaine initialement perçu comme échappant à leur contrôle. Selon Hemmings (2020, p. 8), ce renforcement du pouvoir étatique est alimenté par la quantité croissante de données personnelles disponibles et les moyens technologiques permettant de les collecter et analyser à grande échelle.
Cette évolution fait écho à la conception de Mackinder selon laquelle "il n'existe pas de sphère limitée d'intérêt national" — autrement dit, les événements se produisant à n'importe quel point du globe peuvent affecter les intérêts d'un État (Kearns, 2013, p. 918). Dans un monde hyperconnecté, cette observation prend une dimension nouvelle: une vulnérabilité découverte dans un protocole internet, une désinformation virale sur les réseaux sociaux, ou une innovation technologique majeure peuvent avoir des répercussions immédiates sur la sécurité nationale d'un pays, où qu'il se trouve.
Les différences fondamentales entre modèles de gouvernance, particulièrement entre ceux de la Chine et des États-Unis, créent des tensions structurelles dans la gouvernance du cyberespace (Kearns, 2013, p. 919). Ces divergences ne sont pas simplement techniques, mais reflètent des visions différentes de la société, de la vie privée, et du rôle de l'État. L'ambition de la Chine de créer un écosystème numérique alternatif s'inscrit dans cette logique: il s'agit non seulement de contrebalancer l'influence technologique américaine, mais aussi de promouvoir un modèle de gouvernance numérique distinct.
Ce retour des logiques étatiques dans le cyberespace soulève des questions profondes sur l'avenir d'internet: l'idéal d'un réseau mondial unifié cède-t-il progressivement la place à une fragmentation en "sphères d'influence" numériques? Les infrastructures de la Route de la Soie Numérique contribuent-elles à diversifier la gouvernance d'internet ou à reproduire des logiques de domination sous de nouvelles formes?
IV. Au-delà des simplifications: limites d'une lecture purement géopolitique
Si l'approche géopolitique offre des perspectives précieuses sur les transformations du cyberespace, elle présente également d'importantes limitations qu'il convient de reconnaître. Premièrement, elle tend à considérer la géographie comme une constante immuable permettant de prédire les conflits futurs "comme elle l'aurait fait par le passé" (Riordan, 2018, p. 6). Cette vision déterministe ne capture pas la nature profondément construite et malléable du cyberespace.
Deuxièmement, la focalisation sur les États comme acteurs principaux obscurcit le rôle crucial d'autres entités dans l'écosystème numérique (Kearns, 2013, p. 926). Les grandes entreprises technologiques, les communautés de développeurs, les organisations de standardisation technique exercent une influence considérable sur l'architecture d'internet. Les algorithmes qui déterminent "quelles données arrivent où" (Riordan, 2018, p. 67) constituent également des centres de pouvoir souvent négligés dans l'analyse géopolitique classique.
Cette approche tend également à ignorer l'autonomie relative des entreprises chinoises vis-à-vis de l'État, les présentant comme de simples extensions du pouvoir étatique plutôt que comme des acteurs ayant leurs propres intérêts et stratégies. La complexité des relations entre les entreprises technologiques chinoises et le gouvernement mérite une analyse plus nuancée que celle généralement proposée.
"La géopolitique traditionnelle du cyberespace risque de reproduire des dichotomies simplistes et de nous faire manquer la complexité d'un écosystème où de multiples acteurs poursuivent des agendas parfois convergents, parfois divergents."
Troisièmement, la vision du monde comme ensemble de "civilisations géographiquement discrètes en compétition pour des ressources limitées" (Kearns, 2013, p. 920) perpétue une dichotomie simpliste entre "l'Occident et le reste". Cette conception occulte notamment les "effets positifs potentiels de la RSN sur le développement" (Heidbrink et Becker, 2022, p. 9) des pays participants. La Route de la Soie Numérique répond en effet à des besoins réels d'infrastructures dans de nombreuses régions en développement, aspect souvent minimisé dans les analyses géopolitiques occidentales.
Enfin, l'approche américano-centrée qui domine la littérature en langue anglaise sur ce sujet tend à présenter les États-Unis comme porteurs de valeurs universelles et la Chine comme une menace existentielle (Kearns, 2013, p. 920; Heidbrink et Becker, 2022, p. 2). Cette vision manichéenne ne rend pas justice à la complexité des enjeux et néglige les contradictions inhérentes à chaque modèle de gouvernance numérique.
Il est également important de rappeler les limites pratiques du contrôle étatique: "il est pratiquement impossible pour les gouvernements d'être au courant de toutes les informations passant par" leurs infrastructures (Riordan, 2018, p. 71). Le cyberespace, par sa nature même, résiste partiellement aux tentatives d'appropriation complète.
Conclusion: Des territoires en construction
En explorant la Route de la Soie Numérique chinoise à travers le prisme de la géopolitique, cet article a tenté de cartographier un phénomène complexe qui transforme notre compréhension même de l'espace et du pouvoir à l'ère numérique. Trois dimensions essentielles ont émergé de cette analyse.
Premièrement, la matérialité souvent négligée du cyberespace: derrière l'apparente immatérialité des flux d'information se cache une géographie bien concrète d'infrastructures physiques, dont la maîtrise devient un enjeu stratégique majeur.
Deuxièmement, l'émergence des données comme ressource critique du XXIe siècle, dont le contrôle et l'analyse offrent des leviers d'influence inédits dans les relations internationales.
Troisièmement, le paradoxe d'un espace initialement conçu pour échapper aux États, mais où leur influence n'a cessé de s'accroître, redessinant les contours de la souveraineté à l'ère numérique.
Cependant, une lecture exclusivement géopolitique de ces phénomènes risque de nous enfermer dans des schémas de pensée obsolètes. Le cyberespace n'est pas simplement un nouveau "terrain" où se reproduisent les logiques traditionnelles de compétition entre grandes puissances. Il représente un espace social en constante évolution, façonné par une multitude d'acteurs aux intérêts divers et parfois contradictoires.
La Route de la Soie Numérique n'est ni simplement un projet d'infrastructure, ni uniquement une stratégie d'influence géopolitique. Elle incarne une vision alternative de la mondialisation numérique, répondant à des besoins réels tout en reflétant des valeurs et intérêts spécifiques. Comprendre ce phénomène complexe exige que nous dépassions les dichotomies simplistes pour reconnaître les nuances, contradictions et potentialités d'un monde numérique en pleine reconfiguration.
Dans cette cartographie des nouveaux territoires numériques, nous ne sommes pas simplement observateurs, mais co-créateurs. Les infrastructures que nous bâtissons aujourd'hui façonneront l'espace informationnel de demain — un rappel que la géographie du cyberespace reste fondamentalement une œuvre humaine en perpétuelle construction.
BIBLIOGRAPHIE
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